Clément Rosset

Nationalité : française

Naissance : 12 octobre 1939, Carteret

Décès : 27 mars 2018, Paris

Profession : philosophe

Bibliographie (sélective)

Le réel et son double, Essai sur l’illusion, Paris, Gallimard, 1976.

Le réel, traité de l’idiotie, Paris, Les Éditions de Minuit, collection « Critique », 1977.

L’objet singulier, Paris, Les Éditions de Minuit, collection « Critique », 1979.

La force majeure, Paris, Les Éditions de Minuit, collection « Critique », 1983.

Le philosophe et les sortilèges, Paris, Les Éditions de Minuit, collection « Critique », 1985.

Le principe de cruauté, Paris, Les Éditions de Minuit, collection « Critique », 1988.

Principes de sagesse et de folie, Paris, Les Éditions de Minuit, collection « Critique », 1991.

Matières d’art, Hommages, Nantes, Le passeur, 1992.

En ce temps-là, Notes sur Althusser, Paris, Les Éditions de Minuit, 1992.

Le choix des mots, Paris, Les Éditions de Minuit, 1995.

Le démon de la tautologie, Paris, Les Éditions de Minuit, collection « Paradoxe », 1997.

Le réel, l’imaginaire et l’illusoire, Biarritz, Distance, 1999.

Le monde et ses remèdes, Paris, PUF, collection « Perspectives critiques », 2000 (1re édition en 1964).

Propos sur le cinéma, Paris, PUF, collection « Perspectives critiques », 2001.

Le régime des passions et autres textes, Paris, Les Éditions de Minuit, collection « Paradoxe », 2001.

L’école du réel, Paris, Éditions de Minuit, 2008 [anthologie]

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« Le secret de la tautologie, qu’on pourrait appeler “son démon” au sens d’ensorcellement et de cercle magique, est que tout ce qu’on peut dire d’une chose finit par se ramener à la seule énonciation, ou ré-énonciation, de cette chose même. »

Le démon de la tautologie

« Quoi qu'il en soit,  la réalité cinématographique n'apparaît pas comme très différente de la réalité tout court. L'une et l'autre se ressemblent de toute façon trop pour qu'on puisse chercher, dans une différence spécifique entre les deux réalités, la raison du prestige de l'une par rapport à l'autre. S'il arrive au cinéma de séduire davantage, ce n'est pas parce qu'il présente une version améliorée et plus désirable de la réalité, mais plutôt parce qu'il présente cette réalité comme située provisoirement ailleurs, par conséquent hors de portée du désir et de la crainte de tous les jours. Le privilège de la réalité cinématographique n'est pas d'être autre que la réalité tout court, mais de s'y confondre tout en bénéficiant d'une sorte d'ex-territorialité. Toujours la même chose mais située ailleurs, en un site qu'on ne saurait atteindre ni d'où on ne saurait être atteint soi-même : la même réalité, ou si l'on veut la réalité même, miraculeusement tenue à distance. Cette mise à distance de la réalité est la source principale du plaisir offert par le cinéma, lequel consiste ainsi essentiellement en une jouissance par procuration de ce qui apparaît sur l'écran, soit une participation sans aucun engagement personnel à ce qui s'y montre de plaisant ou d'horrible. Car bonheur et malheur sont ici également désirables, et pour la même raison, dès lors qu'on est assuré qu'ils ne sont pas présentement notre affaire : il est aussi plaisant de voir d'un peu loin le bonheur dont on est privé que de voir, toujours d'un peu loin, le malheur auquel on échappe. Et le cinéma excelle à satisfaire ces deux appétits apparemment contradictoires, quoique, en fait, complémentaires. Il nous offre, à volonté, tout ce dont la réalité nous prive alors qu'elle l'accorde à d'autres et pourrait éventuellement l'accorder à nous-mêmes : buffet dressé par le meilleur traiteur, maison à la décoration soignée et à la tenue impeccable, femme incomparablement belle et séduisante. Il n'est d'ailleurs pas rare qu'au sortir de la projection d'un film on se mette en quête d'une bonne table ou d'une bonne amie, afin de s'accorder à soi-même, et sur-le-champ, une infime partie des plaisirs qui ont défilé sur l'écran : comme ces convives excités par un spectacle lubrique et qui prennent précipitamment congé de leur hôte, à la fin du Banquet de Xénophon, pour rejoindre au plus vite leurs épouses respectives. Mais le cinéma nous offre aussi tout ce que la réalité nous épargne alors qu'elle l'inflige à d'autres et pourrait éventuellement l'infliger à nous-mêmes une condamnation à la prison ferme, un grave accident de voiture, un tueur qui guette dans l'ombre. On dit volontiers que le spectateur a ici plus de peur que de mal, comme il avait dans le cas précédent plus de rêve que de réalité, puisqu'il s'en tirera finalement à bon compte et ne peut l'ignorer : aucune balle de pistolet, si chargé que puisse être celui-ci et bien dirigé depuis l'écran vers le public, n'a jamais blessé personne dans la salle. Soit, mais d'où vient alors cette peur si fréquente au cinéma, peur paradoxale puisque tout le monde sait bien qu'il n'y a pas de quoi avoir peur ? Il peut sembler en effet curieux que le spectateur le plus averti ait peur quand même, et d'une certaine façon encore davantage, que s'il se trouvait confronté, dans la vie réelle, à un pistolet efficacement braqué en sa direction. L'explication en est pourtant simple : c'est que dans la vie quotidienne on peut sans doute mourir mais on peut aussi agir plus ou moins efficacement, essayer de se soustraire par force ou par ruse à la menace ; au lieu qu'il n'est aucune action raisonnable contre le revolver qui vous pointe depuis l'écran cinématographique, sauf à fermer les yeux ou à se réfugier ridiculement sous son fauteuil. Réaction instinctive et sans doute puérile, qui en dit cependant long sur la nature du cinéma et la puissance de son effet, la participation forcée à laquelle elle invite bon gré, mal gré le spectateur : elle montre éloquemment le crédit dont continue à bénéficier le cinéma, alors même qu'on tient celui-ci pour imaginaire et étranger à toute réalité. À la fois trop éloignée pour être prise en charge et trop proche pour être négligée, la réalité cinématographique se situe en un lieu indécis, aux confins de l'imaginaire et du réel, tel que personne ne saurait le tenir, ni pour absolument présent ni pour absolument absent. »

« L'autre réalité », Le cinéma, 1983 (Propos sur le cinéma, 2001)

« La grande réussite du cinéma est d'un autre ordre : d'être le seul art à évoquer le réel en personne et comme "en direct", sans cependant jamais s'y confondre. S'il s'y confondait, il ne serait pas un art mais une réplique indiscernable du réel ; s'il en différait absolument, il ne serait pas le cinéma mais un art s'ajoutant simplement aux autres arts. C'est en cela que le cinéma est moins un septième art qu'un art à part et de type nouveau, situé à la frontière de la réalité et de l'art, du même et de l'autre : par son paradoxe d'une proximité restant en marge de la chose dont elle approche pourtant au point de sembler à chaque instant devoir se confondre avec elle, d'une "présentation de réel" qui ne sera jamais pour autant une véritable représentation du réel. Car du réel le cinéma ne saurait être "une image juste" mais seulement "juste une image", pour rependre un mot célèbre de Jean-Luc Godard - mot fait pour contrarier le voeu, plus hypocrite peut-être qu'imbécile, des réalisateurs qui rêvent de "cinéma-vérité". »

« L'autre réalité », Le cinéma, 1983 (Propos sur le cinéma, 2001)