Un « hareng rouge »

François Truffaut : Par ailleurs, il n'y a dans Psycho aucun personnage sympathique auquel le public pourrait s'identifier.

Alfred Hitchcock : Parce que ce n'était pas nécessaire. Je crois quand même que le public a eu pitié de Janet Leigh au moment de sa mort. En fait, la première partie de l'histoire est exactement ce qu'on appelle ici à Hollywood un « hareng rouge », c'est-à-dire un truc destiné à détourner votre attention, afin d'intensifier le meurtre, afin qu'il constitue pour vous une surprise totale. Il était nécessaire que tout le début soit volontairement un peu long, tout ce qui concerne le vol de l'argent et la fuite de Janet Leigh, afin d'aiguiller le public sur la question : est-ce que la fille se fera prendre ou non ? Souvenez-vous de mon insistance sur les quarante mille dollars ; j'ai travaillé avant le film, pendant le film et jusqu'à la fin du tournage pour augmenter l'importance de cet argent.

Vous savez que le public cherche toujours à anticiper et qu'il aime pouvoir dire : « Ah ! moi, je sais ce qui va se passer maintenant. » Alors il faut non seulement tenir compte de cela, mais diriger complètement les pensées du spectateur. Plus nous donnons de détails sur le voyage en automobile de la fille, plus vous êtes absorbé par sa fugue et c'est pour cela que nous donnons autant d'importance au policier motocycliste aux lunettes noires et au changement d'automobile. Plus tard, Anthony Perkins décrit à Janet Leigh sa vie dans le motel, ils échangent des impressions et, là encore, le dialogue est relié au problème de la fille. On suppose qu'elle a décidé de retourner à Phoenix et de restituer l'argent. Il est probable que la fraction du public qui cherche à deviner pense: « Ah bon ! Ce jeune homme essaye de lui faire changer d'avis. » On tourne et on retourne le public, on le maintient aussi loin que possible de ce qui va se dérouler.

Je vous parie tout ce que vous voudrez que, dans une production ordinaire, on aurait donné à Janet Leigh l'autre rôle, celui de la sœur qui enquête, car il n'est pas d'usage de tuer la star au premier tiers du film. Moi, j'ai fait exprès de tuer la star, car ainsi le meurtre était encore plus inattendu. C'est d'ailleurs pour cela que j'ai insisté ensuite pour qu'on ne laisse pas rentrer le public après le début du film, car les retardataires auraient attendu de voir Janet Leigh après qu'elle eut quitté l'écran les pieds devant !

La construction de ce film est très intéressante et c'est mon expérience la plus passionnante de jeu avec le public. Avec Psycho, le faisais de la direction de spectateurs, exactement comme si je jouais de l'orgue.

Hitchcock/Truffaut

François Truffaut, avec la collaboration de Helen Scott, 1966, Robert Laffont

F. T. Le poignardage de Janet Leigh est également très réussi.

A. H. Le tournage en a duré sept jours et il y a eu soixante-dix positions de caméra pour quarante-cinq secondes de film. Pour cette scène, on m'avait fabriqué un merveilleux torse factice avec le sang qui devait jaillir sous le couteau, mais je ne m'en suis pas servi. J'ai préféré utiliser une fille, un modèle nu, qui doublait Janet Leigh. De Janet, on ne voit que les mains, les épaules et la tête. Tout le reste, c'est avec le modèle. Naturellement, le couteau ne touche jamais le corps, tout est fait au montage. On ne voit jamais une partie tabou du corps de la femme, car nous filmions certains plans au ralenti pour éviter d'avoir les seins dans l'image. Les plans filmés au ralenti n'ont pas été accélérés par la suite, car leur insertion dans le montage donne l'impression de vitesse normale.

F. T. C'est une scène d'une violence inouïe.

A. H. C'est la scène la plus violente du film et ensuite, au fur et à mesure que le film avance, il y a de moins en moins de violence, car le souvenir de ce premier meurtre suffit à rendre angoissants les moments de suspense qui viendront plus tard.